Troisième nouvelle
Tous les enfants de Dieu savent danser
Yoshiya se réveilla avec la pire gueule de bois qu’il ait jamais connue. Il avait beau essayer de toutes ses forces de soulever les paupières, son œil gauche refusait de lui obéir et ne s’ouvrait pas. Il éprouvait la même sensation que si sa tête entière s’était emplie de caries pendant la nuit : un jus putride coulait de ses dents pourries, et liquéfiait son cerveau de l’intérieur. S’il laissait les choses continuer ainsi, bientôt son cerveau serait complètement fondu. Mais en même temps, pourquoi pas ? Cela lui était indifférent. Tout ce qu’il voulait, c’était dormir encore un peu, si possible. Mais il savait bien qu’il ne pourrait pas se rendormir. Il se sentait trop mal pour ça.
Il voulut jeter un coup d’œil à la montre posée à son chevet mais, pour une raison inconnue, elle avait disparu. Elle ne se trouvait pas à l’endroit où elle aurait dû être. Ses lunettes non plus, d’ailleurs. Peut-être les avait-il inconsciemment jetées quelque part ? Ça lui était déjà arrivé.
« Il faut que je me lève », se dit-il, mais à peine avait-il soulevé le torse que sa conscience flancha à nouveau et qu’il retomba sur le lit, la tête dans l’oreiller. La voiture d’un marchand de perches à sécher passait dans le voisinage. « Nous reprenons vos perches à sécher usagées en échange de neuves, cela vous coûtera le même prix qu’il y a vingt ans », grésillait dans un haut-parleur une voix de quinquagénaire, dont le ton traînant et monotone donnait la nausée à Yoshiya. Mais il savait qu’il serait incapable de vomir.
Un de ses amis lui avait dit que, quand il se réveillait avec une gueule de bois le lendemain d’une soirée trop arrosée, il commençait toujours sa journée en regardant les débats télévisés : les voix des présentateurs talentueux aux dents longues lui écorchaient tellement les oreilles que cela lui permettait de vomir ce qui lui était resté sur l’estomac de ses beuveries de la veille. Mais ce matin-là, Yoshiya n’avait même pas le courage de se traîner jusqu’à la télévision. Le simple fait de respirer lui était déjà assez pénible. Des lumières transparentes, des nappes de fumée blanche passaient en désordre devant ses yeux, se mélangeaient, donnant au panorama qui l’entourait des reliefs étrangement plats. Il se demanda même si ce n’était pas l’effet que cela faisait de mourir. « De toute façon, connaître une seule fois cette sensation est largement suffisant. Je préfère mourir que de continuer comme ça. Mon Dieu, s’il Te plaît, fais que je ne me retrouve pas deux fois dans cet état. »
Par association d’idées, Dieu le fit penser à sa mère. Il avait envie de boire de l’eau et voulut l’appeler pour qu’elle lui en apporte un verre, mais au moment où il allait ouvrir la bouche, il se rappela qu’il était seul. Sa mère était partie pour le Kansai trois jours auparavant en compagnie d’autres fidèles. Il faut vraiment des gens de toutes sortes pour faire un monde, songea Yoshiya, la mère était une bénévole des « Messagers de Dieu », et le fils était en proie à une gueule de bois de la catégorie poids lourd. Il ne pouvait pas se lever, son œil gauche refusait même de s’ouvrir. Avec qui avait-il passé la soirée, déjà ? Impossible de s’en souvenir. Quand il essayait, son cerveau se muait en pierre. « Peu importe, j’y réfléchirai tranquillement plus tard », se dit-il.
Ce devait encore être le matin. Mais à en juger d’après la lumière aveuglante qui filtrait entre les rideaux, il était bien onze heures passées. Comme il travaillait dans une imprimerie, les retards des jeunes employés comme lui étaient considérés avec indulgence, à condition qu’ils fassent des heures supplémentaires pour arriver à boucler les commandes à temps. En revanche, s’ils ne se présentaient que l’après-midi pour travailler, ils avaient droit à des réflexions acerbes du patron. Yoshiya écoutait les reproches d’une oreille et attendait que ça passe, mais il voulait éviter de mettre dans l’embarras le fidèle de sa connaissance qui l’avait recommandé pour ce travail.
Quand il sortit enfin de chez lui, il était près d’une heure de l’après-midi. D’habitude, il trouvait une excuse appropriée et n’allait pas travailler de la journée, mais, ce jour-là, il restait sur son ordinateur un texte qu’il devait absolument formater et imprimer dans la journée, et c’était une tâche qu’il ne pouvait confier à personne d’autre.
Il quitta donc l’appartement de location qu’il occupait avec sa mère à Asagaya, prit la ligne Centrale jusqu’à Yotsuya, changea pour la ligne Marunouchi qui l’amena jusqu’à Kasumigaseki, changea à nouveau pour la ligne Hibiya et descendit finalement à Kamiyacho, la gare la plus proche de la petite imprimerie spécialisée dans les guides de voyages où il travaillait. D’un pas mal assuré, les jambes molles, il grimpa de nombreuses marches, en descendit autant, avant d’arriver finalement au but.
Ce soir-là, sur le chemin du retour, vers dix heures et demie, il remarqua lors de son changement à Kasumigaseki un homme à la chevelure poivre et sel, auquel manquait un lobe d’oreille. Agé d’environ cinquante-cinq ans, il était grand, ne portait pas de lunettes, était vêtu d’un par-dessus en tweed à l’ancienne mode, et tenait une serviette de cuir à la main droite. Il se dirigeait, du pas lent d’un homme plongé dans de profondes réflexions, vers le quai de la ligne Chiyoda. Yoshiya lui emboîta le pas sans la moindre hésitation. Il se rendit compte tout à coup qu’il avait le gosier aussi desséché que du vieux cuir.
La mère de Yoshiya avait quarante-trois ans mais elle en paraissait à peine trente-cinq. Elle avait de beaux traits réguliers et classiques, un teint frais de jeune fille. Un régime ascétique et des exercices de gymnastique pratiqués matin et soir avec acharnement avaient préservé toute la beauté de sa silhouette. Elle et Yoshiya n’avaient que dix-huit ans de différence, et on les prenait régulièrement pour le frère et la sœur. En outre, elle n’avait pas un comportement très maternel. Ou peut-être était-elle simplement excentrique. En tout cas, même une fois que Yoshiya fut entré au collège et que son intérêt pour le sexe opposé eut commencé à s’éveiller, elle continua à se promener sous son nez en sous-vêtements, voire toute nue. Ils avaient naturellement des chambres séparées mais il lui arrivait de venir le rejoindre dans sa chambre au milieu de la nuit, sous prétexte qu’elle se sentait seule, et de se glisser à côté de lui sous la couette, en petite tenue. Elle se rendormait alors, les bras autour de son fils, serrée contre lui comme un chien ou un chat.
Yoshiya comprenait bien qu’elle agissait en toute innocence mais ce genre d’attitude de la part de sa mère le troublait. Il était obligé d’adopter des positions peu naturelles pour dormir, afin d’éviter qu’elle remarque ses érections. Il se mit à chercher désespérément une partenaire sexuelle, par crainte de tomber dans le piège d’une relation fatale avec sa génitrice. Quand il n’avait pas auprès de lui de petite amie avec qui satisfaire ses pulsions, il veillait à se masturber régulièrement et consciencieusement. À partir du lycée, il chercha des petits boulots pour gagner de l’argent de poche qu’il allait dépenser dans les établissements de plaisir de la capitale. Ce n’était pas tant le besoin de satisfaction sexuelle que la peur de l’inceste qui le motivait.
Au moment voulu, il quitterait la maison et vivrait seul, se disait-il. Cette idée le tracassa longtemps. Il s’était mis à y penser à son entrée à l’université, puis à nouveau à la fin de ses études. Mais finalement il avait atteint l’âge de vingt-cinq ans sans réussir à mettre son projet en pratique, et vivait toujours avec sa mère. L’une des raisons de la situation était qu’il avait peur de ce qui pourrait lui passer par la tête s’il la laissait seule. Plusieurs fois déjà, il avait dû user de toutes ses forces pour empêcher sa mère de mettre à exécution les idées soudaines et autodestructrices (et cependant toujours pleines de bonnes intentions) qui lui traversaient l’esprit.
Et puis, s’il lui annonçait maintenant, brusquement, qu’il quittait la maison, cela soulèverait certainement un terrible tollé. Elle n’avait sans doute jamais envisagé l’éventualité qu’il lui faudrait un jour vivre séparée de son fils. Yoshiya se souvenait encore très bien du profond chagrin, des cris et de l’affolement qu’il avait suscités le jour où, à treize ans, il lui avait annoncé qu’il abandonnait la foi. Six mois durant, elle n’avait plus mangé, n’avait plus ouvert la bouche, ne s’était plus lavée, ni peignée, n’avait plus changé de sous-vêtements. Elle ne s’était même plus préoccupée de ses règles. Jamais Yoshiya n’avait vu sa mère dans un état de saleté et de puanteur aussi repoussant. À la seule idée que cela pourrait se reproduire, son cœur se serrait douloureusement.
Yoshiya n’avait pas de père. Depuis sa naissance, il n’avait connu que sa mère. « Ton père, c’est le Seigneur », avait-elle répété à Yoshiya depuis sa plus tendre enfance (c’est ainsi qu’elle et son groupe de croyants désignaient leur Dieu). « Le Seigneur ne peut résider ailleurs qu’au plus haut des Cieux. Il ne peut pas vivre auprès de nous. Mais ton père, le Seigneur, veille toujours sur toi. »
M. Tabata, qui avait servi de guide spirituel à Yoshiya depuis son enfance, lui disait la même chose :
— Tu n’as pas de père en ce monde, c’est certain. Tu rencontreras sur ton chemin des gens qui te feront toutes sortes de réflexions stupides à ce propos. Malheureusement, la plupart des gens sont aveugles et incapables de discerner la vérité. Mais tu sais, Yoshiya, ton père, c’est le monde lui-même. Tu es totalement enveloppé de son amour. Tu dois en être fier, et vivre d’une façon correcte pour lui faire honneur.
— Mais Dieu, Il appartient à tout le monde ? répondait Yoshiya, qui venait à l’époque d’entrer à l’école primaire. Alors qu’un père, chacun a le sien, normalement, non ?
— Écoute-moi bien, Yoshiya, un jour le Seigneur, qui est ton père, t’appartiendra à toi seul et Se manifestera devant toi. Tu Le rencontreras au moment où tu t’y attendras le moins, dans le lieu le plus inattendu. Mais si tu éprouves le moindre doute, ou si tu abandonnes la foi, Il sera si déçu que peut-être Il ne Se montrera jamais à toi, de toute ta vie. Tu comprends ?
— Oui.
— Tu te rappelleras toujours ce que je t’ai dit ?
— Oui, je m’en souviendrai, monsieur Tabata.
Mais, pour être honnête, Yoshiya n’arrivait pas à digérer ça. Parce qu’il n’arrivait pas à croire qu’il faisait partie de ces êtres élus appelés « Enfants de Dieu ». Il avait beau réfléchir, il ne pouvait se voir autrement qu’en enfant ordinaire comme il y en a partout. Il se considérait même plutôt comme un enfant « légèrement en dessous des enfants ordinaires ». Il n’avait aucun don particulier, et il s’empêtrait sans cesse dans tout ce qu’il faisait. Même une fois dans les grandes classes de l’école primaire, cela ne changea pas. Il avait d’excellentes notes, mais en sport il était irrécupérable. Il était trop lent et trop frêle, myope et maladroit de surcroît. S’il participait à un match de base-ball, il n’arrivait jamais à attraper la balle au vol. Ses coéquipiers lui faisaient des reproches et les filles qui regardaient le match riaient sous cape.
Le soir, avant de s’endormir, il adressait une prière à ce Dieu Qui était son père. « S’il Vous plaît, je promets de garder une foi ferme en Vous toute ma vie, mais faites que j’attrape la balle au vol au prochain match. C’est tout ce que je demande. Je n’ai pas d’autre souhait à formuler (pour le moment). »
Si Dieu était vraiment son père, Il aurait dû lui accorder au moins la réalisation de ce misérable souhait. Pourtant, son vœu n’était jamais exaucé. Et la balle continuait à tomber de son gant à chaque match.
— Yoshiya, c’est une épreuve que t’envoie le Seigneur, disait sèchement M. Tabata. Prier n’est pas mauvais. Mais tu dois prier pour des choses plus grandes, plus vastes. Ce n’est pas correct de prier pour demander des choses concrètes, limitées dans le temps.
Lorsque Yoshiya eut dix-sept ans, sa mère lui révéla enfin le secret (disons, l’espèce de secret) qui entourait sa naissance.
— Tu as atteint l’âge où tu dois savoir, lui dit-elle. Jusqu’à mon adolescence, j’ai vécu dans les ténèbres. Mon âme était aussi trouble et confuse qu’une mer boueuse à peine formée. La lumière de la vérité était dissimulée derrière les nuages. J’ai eu des relations charnelles avec quelques hommes. Tu comprends ce que je veux dire par relations charnelles ?
— Oui, maman, je comprends, dit Yoshiya.
Pour parler de sexe, sa mère employait parfois des expressions terriblement vieux jeu. À cette époque, Yoshiya avait déjà eu plusieurs relations charnelles sans amour avec des femmes.
Sa mère poursuivit son récit :
— La première fois que je suis tombée enceinte, c’était en deuxième année de lycée. À ce moment-là, je n’accordais pas grande importance à la chose. Je me rendis dans un hôpital recommandé par une de mes amies et me fis avorter. Le gynécologue qui m’opéra était jeune et gentil, et, après l’opération, il me donna quelques conseils de contraception. « L’interruption de grossesse ne peut avoir que des conséquences néfastes pour le corps et pour l’esprit, sans compter le problème des maladies sexuellement transmissibles, aussi vaut-il mieux utiliser ceci », me dit-il en me tendant une boîte de préservatifs. Je lui répondis que j’en avais utilisé, ce à quoi le médecin répliqua : « Dans ce cas, vous n’avez pas dû bien le mettre. C’est incroyable comme les jeunes s’y prennent mal pour utiliser les préservatifs. » Mais je n’étais pas si bête. J’avais été extrêmement prudente, j’avais tout fait pour éviter une grossesse. Une fois nue, je mettais toujours le préservatif moi-même à mon partenaire. Je me disais : on ne peut pas faire confiance aux hommes. Tu sais ce que c’est qu’un préservatif, n’est-ce pas ?
— Oui, maman, je sais, répondit Yoshiya.
— Deux mois plus tard, j’étais de nouveau enceinte. J’avais pourtant été encore plus prudente que la première fois, mais ça ne m’empêcha pas de tomber enceinte. C’était incroyable. Mais, bon, c’était trop tard pour se lamenter. Je retournai donc chez le même gynécologue, qui me regarda fixement : « Je vous ai pourtant prévenue tout récemment de faire attention, dit-il. À quoi avez-vous donc la tête ? « Je lui expliquai en pleurant que j’avais été on ne peut plus prudente, mais il ne me crut pas et me réprimanda vertement : « Si vous aviez mis le préservatif correctement, ça n’aurait pas pu arriver, c’est tout. » Ce serait trop long de tout te raconter en détail mais, par un étrange concours de circonstances, je finis par avoir une relation charnelle avec ce médecin. Il avait une trentaine d’années et était encore célibataire. Ce n’est pas très intéressant comme histoire, mais enfin, il était honnête et sérieux. Il lui manquait le lobe de l’oreille droite, parce qu’un chien le lui avait arraché quand il était petit. Alors qu’il marchait tranquillement, un énorme chien qu’il ne connaissait pas s’était jeté sur lui, et l’avait mordu à l’oreille. « Ce n’est pas si grave, avait dit le médecin en me racontant l’histoire. Les lobes, ce n’est pas très important, on peut vivre sans. Si ce chien m’avait mordu au nez, ça serait autrement plus embêtant. » Je me dis qu’il avait bien raison. Grâce à cette relation avec lui, je retrouvai peu à peu ma véritable personnalité. Quand j’étais avec lui, je ne pensais à rien d’autre, rien ne troublait plus mon esprit. Je finis par tout aimer de lui, même sa moitié d’oreille. Il éprouvait une véritable passion pour son métier et me donnait des cours sur la contraception, même au lit. Il m’expliquait à quel moment il fallait mettre le préservatif, comment s’y prendre, quand il fallait l’enlever, etc. Je pratiquais donc une méthode de contraception parfaite, sur laquelle il n’y avait absolument rien à redire. Pourtant, je tombai à nouveau enceinte.
La mère de Yoshiya retourna donc à l’hôpital pour consulter le gynécologue qui était son amant et lui annoncer qu’elle était enceinte. Il l’examina et dut reconnaître que c’était vrai. En revanche, il refusa de reconnaître que c’était lui le père. « J’ai pratiqué une contraception parfaite, de professionnel et de spécialiste. Une seule conclusion s’impose : tu as eu des rapports avec un autre homme. »
— Ces mots me blessèrent horriblement. Tout mon corps tremblait de colère. Tu comprends pourquoi je me sentais blessée, n’est-ce pas ?
— Oui, maman, je comprends, dit Yoshiya.
— Tout le temps que j’étais avec lui, je n’avais pas eu une seule relation charnelle avec un autre homme. Et pourtant, je n’étais à ses yeux qu’une débauchée qui couchait avec plein d’hommes différents. À partir de ce moment, je ne le revis plus. Je ne me fis pas avorter. J’aurais voulu mourir. Je crois bien que j’aurais pris le premier bateau pour Oshima et me serais jetée à la mer, si M. Tabata ne m’avait pas rencontrée, errant dans la rue comme une âme en peine, et ne m’avait pas adressé la parole. La mort ne me faisait absolument pas peur. Et si j’étais morte à ce moment-là, toi, Yoshiya, tu ne serais pas né, naturellement. Mais M. Tabata m’a servi de guide et, grâce à lui, j’ai trouvé le salut. J’ai pu enfin découvrir la véritable lumière. Et puis, grâce au soutient des autres fidèles qui m’entouraient, j’ai pu t’accueillir dans ce monde.
Lorsqu’il avait rencontré la mère de Yoshiya, M. Tabata lui avait dit :
— Vous êtes tombée enceinte et, qui plus est, trois fois de suite, en dépit de toutes les strictes précautions que vous avez prises pour éviter une grossesse... Croyez-vous que pareil incident puisse être attribué seulement au hasard ? Moi, je ne le pense pas. Un hasard qui se produit trois fois n’est plus un hasard. Trois, en outre, c’est le chiffre des révélations, le chiffre qui indique l’œuvre du Seigneur. En d’autres termes, mademoiselle Ozaki, c’est le Seigneur Lui-même Qui vous demande de mettre cet enfant au monde. Mademoiselle Ozaki, cet enfant n’est pas le fils d’un homme ordinaire, mais celui du Seigneur Qui réside au plus haut des Cieux. C’est pourquoi je nomme l’enfant mâle qui naîtra de vous, Yoshiya, Celui qui est Bon.
Conformément à la prédiction de M. Tabata, la jeune fille donna naissance à un garçon, et le prénomma Yoshiya. Dès lors, elle cessa toute relation charnelle avec les hommes et vécut en Messagère de Dieu.
— Ce qui veut dire, interrompit timidement Yoshiya, que mon père, biologiquement parlant, est ce médecin gynécologue.
— Pas du tout. J’avais pris toutes les précautions qu’il fallait avec lui. Non, M. Tabata a raison, ton père, c’est le Seigneur. Ce n’est pas à la suite d’une relation charnelle mais par la volonté de Dieu que tu es venu au monde, répondit sèchement sa mère, avec un regard enflammé.
Apparemment, elle en était persuadée. Mais Yoshiya, lui, restait convaincu que son père était le fameux gynécologue. Il devait y avoir un préservatif défectueux dans la série. Comment pouvait-on penser autrement ?
— Et ce médecin, a-t-il été au courant de ma naissance ?
— Je ne crois pas, répondit sa mère. Il n’y a aucune raison qu’il l’ait su. Je ne l’ai jamais revu et ne l’ai jamais contacté par la suite.
L’homme avait pris un train à destination d’Abiko sur la ligne Chiyoda. Yoshiya monta dans le même wagon que lui. À dix heures et demie du soir, il n’y avait guère de monde dans le train. L’homme s’assit, tira un magazine de son porte-documents, l’ouvrit à la page qu’il avait commencée. Cela avait l’air d’une publication spécialisée. Yoshiya s’assit en face de lui, ouvrit le journal qu’il tenait à la main et fit semblant de lire. L’inconnu était maigre, avec un visage grave, aux traits profondément creusés. Il avait bien une allure de médecin. Son âge aussi semblait correspondre à celui du gynécologue. Et il lui manquait le lobe de l’oreille droite. Cela ressemblait tout à fait à une morsure de chien.
Instinctivement, Yoshiya eut la certitude que cet homme était son père. « Cependant, il n’est sans doute même pas au courant de mon existence, songea-t-il. Si je l’abordais maintenant et lui révélais la vérité, il aurait sans doute du mal à me croire, puisqu’il s’était assuré de la contraception de sa partenaire avec un sérieux de spécialiste. »
Le métro traversa les gares de Shin-Ochanomizu, Sendagi, Machiya, puis émergea à l’air libre. À chaque arrêt, le nombre de passagers diminuait. Mais l’homme restait concentré sur son magazine, sans même jeter un regard de côté, et ne manifestait aucune intention de se lever pour descendre. Yoshiya, tout en feignant de lire son journal, épiait du coin de l’œil les moindres mouvements de l’homme. En même temps, il se remémorait peu à peu les événements de la veille. Il était allé boire un verre à Roppongi, en compagnie d’un ami proche de l’époque de l’université, et de deux jeunes femmes que connaissait cet ami. Il se rappelait qu’ensuite ils étaient entrés tous les quatre dans une discothèque. Peu à peu, de nombreux détails de la soirée lui revenaient. Mais avait-il couché avec une de ces filles finalement ? Non, il n’avait sans doute rien fait. Il était tellement soûl qu’il aurait été bien incapable d’avoir une relation charnelle.
La colonne « société » de l’édition du soir qu’il avait sous les yeux était comme d’habitude emplie d’articles sur le tremblement de terre. Sa mère devait être à Osaka en compagnie des autres fidèles, ils dormiraient dans un établissement de la congrégation religieuse. Tous les matins, ils fourraient des articles de première nécessité dans leurs sacs à dos, prenaient leur voiture et roulaient aussi loin qu’ils pouvaient, puis quand la route était coupée, marchaient sur la route nationale enfouie sous les briques, pour aller distribuer les produits aux gens qu’ils rencontraient. Sa mère lui avait dit au téléphone que son sac à dos pesait quinze kilos. Il semblait à Yoshiya que l’endroit où elle se trouvait était à des années-lumière de lui et de cet homme en face de lui, plongé dans la lecture de son magazine.
Jusqu’à la fin de l’école primaire, Yoshiya avait participé chaque semaine avec sa mère aux activités d’évangélisation. Sa mère était celle, dans la communauté, qui obtenait les meilleurs résultats en matière de propagation de la foi. Elle était jeune et belle, avait l’air avenant et très bien élevé (était en fait très bien élevée). En outre, elle tenait un petit garçon par la main. Généralement, les gens relâchaient leur méfiance en face d’elle. Ils se disaient que même s’ils ne s’intéressaient pas à la religion, le moins qu’ils pouvaient faire était d’écouter ce que cette jeune femme avait à dire. Elle faisait des tournées de maison en maison, vêtue d’un tailleur discret (qui mettait néanmoins parfaitement en valeur sa silhouette), distribuait des brochures d’évangélisation, parlait en souriant du bonheur d’avoir la foi, sans insister, recommandait aux gens de venir les voir, elle et les membres de sa communauté, si un jour ils se heurtaient à un problème ou une souffrance quelconque dans leur vie.
— Nous ne faisons pas de prosélytisme, nous tendons simplement la main aux gens, disait-elle de sa voix chaude, avec un regard de braise. Moi-même, autrefois, alors que mon âme errait dans de profondes ténèbres, cet enseignement m’a apporté le salut. J’avais décidé de me jeter à la mer pour me noyer, moi et cet enfant, que je portais alors dans mon ventre. Mais la main du Seigneur au plus haut des Cieux m’a élevée vers Lui pour me sauver, et désormais je vis dans la lumière, avec cet enfant et la présence du Seigneur à mes côtés.
Yoshiya ne ressentait pas de souffrance à aller ainsi frapper de porte en porte chez des inconnus en tenant la main de sa mère. Elle était particulièrement gentille dans ces moments-là, et sa main était chaude. Il leur arrivait souvent d’être chassés froidement, mais cela ne le rendait que plus heureux les fois où ils étaient accueillis aimablement. Quand sa mère parvenait à enrôler de nouveaux fidèles, il était très fier. « Peut-être qu’ainsi Dieu mon père me reconnaîtra un peu », se disait-il.
Cependant, peu après son entrée au collège, Yoshiya perdit la foi. Au fur et à mesure que croissait sa propre conscience indépendante, il trouvait de plus en plus difficile d’accepter sans réagir les préceptes sévères de la communauté religieuse, trop différents des opinions généralement admises. Mais ce n’était pas tout. Ce qui éloigna le plus radicalement Yoshiya de la foi, et de façon décisive, ce fut la sempiternelle froideur de son père le Seigneur à son égard, son cœur de pierre, silencieux, lourd et sombre. Sa mère souffrit cruellement de voir Yoshiya renoncer à la foi, mais la décision de ce dernier était irrévocable, et rien ne put le faire changer d’avis.
Lorsque l’homme remit le magazine dans son porte-documents, se leva et se dirigea vers la sortie, le train était arrivé dans l’une des dernières gares de Tokyo avant la préfecture de Chiba. Yoshiya descendit derrière lui. L’homme prit son billet dans sa poche, passa le guichet de sortie. Yoshiya, lui, dut faire la queue devant un autre guichet pour payer un supplément sur son billet initial. Il parvint cependant à sortir de la gare juste à temps pour voir l’homme monter dans un des taxis qui attendaient devant. Yoshiya prit le véhicule suivant, tira un billet de dix mille yen tout neuf de sa poche, et demanda au chauffeur s’il voulait bien suivre la voiture précédente. L’homme le regarda d’un air soupçonneux. Puis il regarda le billet.
— Ce n’est pas dangereux ? Vous n’êtes pas mêlé à une histoire crapuleuse ?
— Pas du tout, ne vous inquiétez pas, répondit Yoshiya. C’est juste une filature ordinaire.
Le chauffeur prit le billet de dix mille yen en silence et démarra.
— Mais le prix de la course, c’est à part, hein. Je mets le compteur.
Les deux taxis traversèrent des rues commerçantes où les rideaux de toutes les boutiques étaient baissés, longèrent quelques obscurs terrains vagues, puis un grand hôpital aux fenêtres éclairées, passèrent par un quartier de lotissement d’habitations bon marché. Comme la circulation était presque réduite à zéro à cette heure tardive, la filature n’était ni difficile ni palpitante. Le chauffeur, faisant preuve d’esprit d’à-propos, réduisait ou augmentait la distance avec la voiture précédente pour ne pas trop se faire remarquer.
— Vous enquêtez sur une affaire d’adultère ou quelque chose comme ça ? demanda-t-il.
— Non, je suis chasseur de têtes. On est deux sociétés qui veulent le même type.
— Eeeh ? s’étonna le chauffeur. Je ne savais pas que les compagnies allaient jusque-là de nos jours pour sélectionner leurs employés.
Les habitations s’étaient faites plus clairsemées, ils avaient pénétré dans une zone industrielle, où des usines et des hangars s’alignaient le long d’une rivière. Dans ces lieux déserts, seuls les réverbères neufs ressortaient de façon sinistre. Le premier taxi fit halte brutalement le long d’une haute enceinte de béton. Le chauffeur de Yoshiya, prévenu de l’arrêt par les feux arrière rouges de la voiture précédente, freina lui aussi une centaine de mètres plus loin, s’arrêta, éteignit ses phares. La lueur de la lampe au mercure se reflétait durement, silencieusement, sur l’asphalte noir et on n’apercevait rien en dehors de ce long mur de béton. Au-dessus de cette enceinte courait un épais rideau de barbelés, comme pour intimider le monde extérieur. Loin devant lui, Yoshiya vit la porte avant du premier taxi s’ouvrir pour livrer passage à l’homme au lobe d’oreille arraché. Yoshiya tendit sans rien dire deux billets de mille yen au chauffeur pour le prix de la course.
— Il n’y a pas beaucoup de taxis qui passent dans le coin, monsieur. Vous aurez du mal à rentrer. Voulez-vous que je vous attende un moment ?
Yoshiya déclina l’offre et descendit.
L’homme s’était dirigé tout droit, sans même jeter un coup d’œil aux alentours, sur le chemin longeant l’enceinte de béton. Il marchait d’un pas lent et régulier, comme lorsqu’il était sur le quai du métro. On aurait dit un pantin mécanique sophistiqué attiré par un aimant. Yoshiya remonta le col de son manteau et, soufflant une haleine blanche à travers, se mit à suivre l’homme à distance respectable, de manière à ne pas être vu. Dans le silence, seul résonnait le martèlement anonyme des chaussures de cuir de l’inconnu sur l’asphalte. Les tennis aux semelles de caoutchouc de Yoshiya, au contraire, ne faisaient aucun bruit.
Les alentours semblaient totalement inhabités, et on se serait vraiment cru dans un paysage aérien tel qu’on en voit dans les rêves. Au bout de l’enceinte, on débouchait sur un cimetière de voitures, où des carcasses d’automobiles s’empilaient, entourées d’une haie de barbelés. Les lieux, longtemps exposés à la pluie, avaient absorbé uniformément la teinte de la lampe au mercure. L’homme passa devant le tas de carrosseries rouillées sans s’arrêter.
Yoshiya ne comprenait pas ce qui se passait. Quelle raison pouvait bien avoir cet homme d’arrêter son taxi dans un lieu aussi désert et inhabité ? Il ne rentrait donc pas chez lui ? Ou alors il faisait un petit détour avant de rentrer à la maison ? Mais cette nuit de février était bien trop froide pour se promener. Un vent glacé s’était mis à souffler, et les rafales sur la route paraissaient pousser Yoshiya dans le dos.
Une fois passé le cimetière de voitures, un nouveau mur de béton rébarbatif se dressait le long du chemin. À l’endroit où il se terminait, se trouvait l’entrée d’une étroite ruelle, où l’homme s’engouffra sans hésitation, comme sur un trajet familier. Le fond du passage était si sombre qu’on ne pouvait distinguer ce qui s’y trouvait. Après une légère hésitation, Yoshiya s’enfonça derrière l’homme dans les ténèbres. Maintenant qu’il l’avait suivi jusqu’ici, ce n’était pas le moment de faire machine arrière. Cette espèce de défilé enserré entre deux hauts murs était si étroit qu’on pouvait à peine y croiser quelqu’un, et il y faisait sombre comme au plus profond de la nuit. Yoshiya pouvait seulement se fier au bruit des semelles de l’homme. Il marchait devant lui, toujours au même rythme. Yoshiya avançait dans ce monde privé de lumière uniquement sur les indications de ce bruit de pas, qui s’arrêta soudain.
L’inconnu s’était-il rendu compte qu’il était suivi ? Figé sur place, sondait-il les ténèbres derrière lui en retenant son souffle ? La poitrine de Yoshiya se serra dans le noir. Mais il contint ses battements de cœur et continua à avancer. Qu’est-ce que cela pouvait faire ? Si l’homme s’était aperçu qu’il était suivi, ce serait l’occasion pour Yoshiya de lui expliquer pourquoi il avait fait cela. C’était peut-être le moyen le plus rapide d’arriver à ses fins. Cependant, la ruelle s’arrêtait brutalement à cet endroit : c’était une impasse. Devant Yoshiya, une barrière métallique obstruait le passage. Mais en regardant bien, il distingua un trou par où un homme pouvait se glisser et passer, quoique certainement à grand-peine. Ce trou semblait avoir été ménagé par une main humaine. Yoshiya remonta les pans de son manteau, se pencha et passa à travers.
De l’autre côté de la barrière s’étendait un vaste champ. Mais ce n’était pas un champ ordinaire. Non, cela ressemblait à un terrain de sport. Sous les pâles rayons de la lune, Yoshiya plissa les paupières pour scruter les alentours. Il ne vit nulle part l’homme qu’il suivait.
Il se trouvait sur un terrain de base-ball, approximativement au centre du champ extérieur. Seule la place du batteur ressortait, avec l’herbe écrasée, comme une cicatrice sur le terrain herbeux. Au loin, de l’autre côté, se dressait l’aile noire déployée du filet arrière, et la butte du lanceur formait un furoncle sur le sol. Tout le long du champ extérieur courait une haute rangée de fils de fer barbelés. Le vent qui soufflait sur le terrain emportait çà et là des sachets de chips vides.
Yoshiya fourra les deux mains dans ses poches, retint son souffle, attendant qu’il se passe quelque chose. Mais il ne se passa rien. Il regarda à droite, à gauche, du côté de la butte du lanceur, regarda le sol à ses pieds, puis le ciel au-dessus de lui. Plusieurs petits nuages aux contours bien nets flottaient dans le ciel. La lune en teintait les bords d’une étrange couleur. Une très légère odeur de crottes de chien émanait de l’herbe à ses pieds.
L’homme avait complètement disparu. Sans laisser de traces. Si M. Tabata avait été là, nul doute qu’il lui aurait dit : « Tu vois, Yoshiya, c’est la preuve que le Seigneur Se manifeste à nos yeux sous les formes les plus inattendues. « Mais M. Tabata était mort trois ans plus tôt, d’un cancer de la prostate. Il avait vécu ses derniers mois dans des souffrances atroces, difficiles à supporter même pour ceux qui, de l’extérieur, le regardaient s’y débattre. N’avait-il pas mis Dieu à l’épreuve au moins une fois ? Ne L’avait-il pas prié d’alléger ne serait-ce qu’un peu ses souffrances ? Pareilles prières étaient sans doutes « trop limitées dans le temps, trop concrètes » pour M. Tabata, puisqu’il avait passé sa vie en relation étroite avec Dieu, dans la stricte observance de préceptes compliqués. Mais, songeait Yoshiya, si Dieu mettait les hommes à l’épreuve, pourquoi les hommes ne pouvaient-ils, eux, mettre Dieu à l’épreuve ?
Il ressentait de légers élancements derrière les tempes, mais ne parvenait pas à déterminer s’ils étaient dus aux dernières traces de son ivresse de la veille ou à une autre cause. Il fronça les sourcils, sortit les mains de ses poches, s’avança lentement, à grands pas, vers les bases. Quelques minutes plus tôt, il suivait en retenant son souffle un homme qu’il pensait être son père. Il était entièrement concentré sur ce qu’il faisait, ne pensait à rien d’autre. Cette filature l’avait mené jusqu’à ce terrain de base-ball, dans une ville inconnue. Mais au moment où il avait perdu l’homme de vue, il avait soudain douté de l’importance réelle de cette suite d’actions. Il en avait décomposé le sens et avait été obligé de revenir au point de départ. Comme autrefois, quand attraper la balle de base-ball au vol était pour lui une question d’une importance cruciale et puis, un beau jour, avait cessé de l’être.
« Qu’est-ce que je cherchais exactement à travers ça ? se demanda Yoshiya tout en continuant à avancer. Est-ce que je cherchais à vérifier une sorte de lien avec ma présence ici, maintenant ? Est-ce que je souhaitais être englobé dans un nouveau scénario, et qu’on me donne un nouveau rôle, plus avantageux ? Non, songeat-il, ce n’est pas ça. Peut-être que, pareil à un animal qui se mord la queue, je tournais simplement en rond à la poursuite de mes propres ténèbres. De temps en temps je les entrevoyais, alors je les poursuivais, m’y agrippais, et finalement je me retrouvais projeté dans des ténèbres encore plus profondes. Mais je crois que je ne les verrai plus jamais. »
L’âme de Yoshiya se déployait maintenant, immobile, dans une vaste étendue spatio-temporelle sereine et parfaitement dégagée. Peu lui importait désormais que cet homme fût son véritable père, ou Dieu, ou un simple inconnu sans aucun lien avec lui, auquel manquait le lobe de l’oreille droite. Il y avait enfin eu une manifestation, il avait reçu le sacrement. Fallait-il rendre grâces ? Il grimpa sur la butte du lanceur puis, debout sur la plaque usée, se redressa de toute sa hauteur. Il croisa ses deux mains, les étendit le plus haut possible au-dessus de sa tête. Il aspira l’air froid de la nuit au fond de ses poumons, leva à nouveau les yeux vers la lune. Elle paraissait énorme. Pourquoi était-elle, selon les jours, plus grosse ou plus petite ? Du côté de la première et de la troisième base étaient alignés de modestes gradins, en fait des rangées de bancs. Naturellement, il n’y avait aucun spectateur, en plein milieu de cette froide nuit de février. Les longues planches de bois étaient simplement alignées par rangées de trois. Au-dessus du filet arrière, on voyait se dresser une sombre bâtisse sans fenêtre, sans doute un hangar. Elle n’était pas éclairée, et aucun son n’en provenait.
Debout sur la butte du lanceur, Yoshiya fit des moulinets avec ses bras. En même temps, il projetait ses jambes l’une après l’autre en avant, puis sur le côté, de façon rythmique. Il continua cette sorte de mouvements de danse un moment. Son corps se réchauffait, il retrouvait ses sensations d’organisme vivant. Il s’aperçut soudain que son mal de tête avait presque complètement disparu.
Une fille avec qui il était sorti quelque temps lorsqu’il était étudiant l’avait surnommé « Crapaudin ». Parce que sa façon de danser évoquait une grenouille, disait-elle. Elle-même adorait danser et entraînait souvent Yoshiya dans les discothèques.
— Tu as de longues jambes et de longs bras, et tu danses en titubant. C’est très mignon, on dirait une grenouille qui fait des bonds sous la pluie, disait-elle.
Yoshiya était un peu vexé de l’entendre parler ainsi, mais à force d’aller en discothèque avec elle, il se mit à prendre goût à la danse. Quand il s’agitait au son de la musique sans penser à rien d’autre, il avait vraiment l’impression que son rythme intérieur naturel s’accordait et répondait au rythme fondamental du monde, il ne pouvait dire autrement. Les marées, le vent qui dansait dans les champs, les mouvements des astres, tout cela devait forcément avoir un lien avec lui-même, songeait-il alors.
Cette fille avec qui il sortait alors lui avait dit qu’elle n’avait jamais vu un pénis aussi gros que le sien.
— Il ne te gêne pas pour danser ? Il est tellement grand ! disait-elle en le prenant dans sa main.
— Pas spécialement, répondait Yoshiya.
C’est vrai que son pénis était d’une taille inhabituelle. Il avait toujours été grand, depuis son enfance. Mais il ne se rappelait pas que cela lui eût été d’un quelconque avantage dans la vie. Il lui était même arrivé plusieurs fois de se voir refuser une relation sexuelle, sous prétexte que son membre était trop grand. En premier lieu, même d’un point de vue simplement esthétique, son sexe était trop gros. Long et flasque, il avait l’air parfaitement idiot et maladroit. En conséquence, Yoshiya s’efforçait de l’exposer le moins possible aux regards. « Si tu as un zizi aussi grand, c’est un signe que tu es un enfant de Dieu », lui affirmait sa mère avec beaucoup d’assurance quand il était enfant, et il le croyait lui aussi sincèrement. Mais à un moment donné, tout cela était soudain devenu ridicule. « Moi, j’ai prié pour parvenir à attraper correctement une balle au vol, et Dieu m’a répondu en me donnant un pénis plus grand que tous les autres. Quel est ce monde où se déroulent de si étranges transactions ? »
Yoshiya enleva ses lunettes, les rangea dans leur étui. « Danser, ce n’est pas mal non plus », songea-t-il. Il ferma les yeux, et se mit à danser tout seul, sentant les rayons blancs de la lune sur sa peau. Il inspira profondèment, souffla l’air longuement. Aucune musique approprIIée à son état d’esprit ne se présentant spontanément à son imagination, il dansa au rythme du frémissement des herbes, du lent passage des nuages. Au milieu de sa danse, il eut soudain l’impression que quelqu’un le regardait. Oui, il sentait nettement qu’il existait dans le regard de quelqu’un. Son corps, sa peau, ses os, le ressentaient. Mais peu lui importait. Si ce quelqu’un voulait le regarder, qu’il le fasse. « Tous les enfants de Dieu savent danser », se dit-il.
Il piétinait le sol en faisant tournoyer élégamment ses bras. Chaque mouvement appelait le suivant et se reliait à celui-ci de façon autonome. Son corps dessinait différentes figures. Il y avait un schéma d’ensemble et des variations, des improvisations. Derrière le rythme, il y avait un rythme caché, au milieu du rythme se dissimulait un rythme invisible. À chaque croisement stratégique, il contemplait à perte de vue des arabesques compliquées. Divers animaux se dissimulaient dans les bosquets, comme des images en trompe l’œil. Il y avait même d’effrayantes bêtes sauvages, telles qu’il n’en avait jamais vu. Sans doute n’allait-il pas tarder à traverser la forêt. Mais il n’avait pas peur. « Cette forêt, c’est en moi-même qu’elle est, après tout. C’est moi-même qui l’ai créée. Ces bêtes sauvages, c’est au fond de moi qu’elles vivent. »
Yoshiya n’aurait su dire combien de temps il dansa ainsi. Très longtemps, sans aucun doute. Il dansa jusqu’à ce que la sueur dégouline le long de ses aisselles. Puis il pensa à tout ce qui existait sous la terre qu’il piétinait : des grondements sinistres au fond d’épaisses ténèbres, des courants sous-marins inconnus qui transportaient les désirs, des insectes gluants qui grouillaient... C’est là que se trouvait l’antre des séismes qui transformaient en tas de briques les grandes cités des hommes. Tous ces éléments faisaient eux aussi partie du grand rythme de la Terre. Yoshiya s’arrêta de danser, reprit son souffle, et contempla le sol à ses pieds comme s’il plongeait le regard au fond d’un gouffre insondable.
Il pensa à sa mère, loin, là-bas, dans la ville détruite. « Si je pouvais remonter le temps, si je pouvais rencontrer ma mère à l’époque où elle était encore jeune et où son âme errait dans les ténèbres, que se passerait-il ? Sans doute, en étroite communion, nous partagerions la boue de la même confusion et donnerions libre cours à notre passion dévorante, et nous devrions expier violemment notre faute. Mais qu’importe ? Cela fait longtemps que j’aurais dû expier les pensées que j’ai eues envers elle. C’est autour de moi que les murs devraient s’effondrer, pas dans une ville lointaine. »
À la fin de l’université, sa petite amie lui avait dit qu’elle aimerait bien l’épouser.
— Je veux me marier avec toi, Crapaudin. Je veux vivre avec toi, avoir un enfant de toi. Un garçon, avec un zizi aussi gros que le tien.
— Je ne peux pas t’épouser, avait répondu Yoshiya. J’ai évité de te le dire jusqu’à présent, mais tu vois, je suis un enfant de Dieu. C’est pour ça que je ne peux me marier avec personne.
— Vraiment ?
— Vraiment. Vraiment. Je suis désolé.
Il s’était agenouillé aux pieds de son amie, avait ramassé une poignée de sable, qu’il avait laissée s’écouler lentement entre ses doigts. Il avait répété ce geste plusieurs fois. Le contact des grains rugueux et froids entre ses doigts lui rappelait la dernière fois où il avait serré la main émaciée de M. Tabata dans la sienne.
— Yoshiya, je n’en ai plus pour longtemps à vivre, lui avait dit M. Tabata d’une voix cassée.
Il avait répondu aux tentatives de dénégations de Yoshiya en secouant calmement la tête.
— Cela ne fait rien, tu sais. La vie en ce monde n’est rien de plus qu’un rêve douloureux qui s’écoule en un rien de temps. Pour ma part, j’ai accompli mon temps, sous la conduite du Seigneur. J’ai une dernière chose à te confier avant de mourir. J’ai vraiment honte de l’avouer, mais il le faut. Voilà : à de nombreuses reprises, j’ai eu des pensées impures envers ta mère. Comme tu le sais, j’ai une famille, que j’aime de tout mon cœur. Qui plus est, ta mère est une femme au cœur sans tache. Pourtant, je l’ai désirée charnellement, avec violence. Je n’ai pas pu lutter contre ces pensées. Je veux m’en excuser auprès de toi.
« Il n’y a pas à vous excuser. Vous n’êtes pas le seul à avoir eu des pensées impures. Même moi, qui suis son fils, je suis poursuivi aujourd’hui encore par des fantasmes dérisoires. » Voilà ce que Yoshiya aurait voulu répondre à M. Tabata. Mais cela n’aurait sans doute fait qu’augmenter le désarroi du mourant. Aussi Yoshiya prit-il en silence la main de son ancien guide spirituel et la serra longuement dans la sienne. Il essaya de lui communiquer ses pensées les plus secrètes à travers ses mains. « Nos cœurs ne sont pas de pierre. Les pierres peuvent s’effondrer et se briser, perdre leur forme. Mais le cœur ne peut pas s’effondrer. Le cœur n’a pas de forme mais il peut se propager à l’infini. Pour le meilleur comme pour le pire, tous les enfants de Dieu savent danser. » Le lendemain, M. Tabata rendait l’âme.
Accroupi sur la petite butte, Yoshiya s’abandonna au temps qui passe. Au loin, une sirène d’ambulance résonna longuement. Le vent souffla, faisant danser les feuilles, célébrant la chanson des herbes. Puis il retomba.
— Mon Dieu, murmura Yoshiya.